Avec les associations Citéo et France Médiation, spécialistes de la médiation sociale, nous menons un projet qui nous est cher : la conception d’un outil de médiation pour sensibiliser au cyberharcèlement. Un sujet brûlant, difficile, incontournable.

Un projet sur le cyberharcèlement, mais pourquoi ?

Il est de ces sujets qu’il semble primordial de traiter dans le cadre de la médiation. Ils sont intimidants, tant la tâche paraît complexe, mais, pour autant, incontournables. C’est le cas de la question du cyberharcèlement.

Une étude de 2021 souligne que 20% des 6-18 ans ont déjà été confrontés à une situation de cyberharcèlement (Audirep/Association e-Enfance, Juin 2021). Dans une autre étude, réalisée en ligne en 2022 par Audirep pour la Caisse d’Epargne, le chiffre passe à 60% pour les 18-25 ans. Au vu de ces résultats, l’envie de réaliser un dispositif de médiation a naturellement émergé. Un sacré défi à relever !

Instant Science, Citéo et France Médiation ont alors décidé de s’associer pour construire un projet afin de sensibiliser les jeunes aux dérives d’internet et permettre l’ouverture d’un véritable espace de parole sur le cyberharcèlement. Afin d’aborder ce sujet, en dépassionnant le débat, nous avions alors pour objectif d’imaginer et de concevoir, ensemble, un outil ludique et instructif.

Notre rôle, en tant que médiateurs et médiatrices scientifiques ? Tout d’abord, partager notre expérience en création de dispositifs de médiation interactifs. Mais aussi, apporter le regard de la recherche scientifique sur ce sujet. Lors du jeu, mais également lors de l’échange qui suivra la partie.

Débuter son projet avec une bonne dose de créativité

Pour initier ce projet et imaginer un outil au plus près des besoins du public cible, une séance de créativité s’est imposée. Cet outil de travail est régulièrement utilisé au sein de l’équipe, soit pour mener une réflexion afin de faire évoluer un dispositif de médiation, soit pour en créer un nouveau, comme c’est le cas ici.

La créativité étant l’affaire de tous, la diversité des profils présents est précieuse. C’est un moyen efficace pour générer un maximum d’idées et se questionner sur nos pratiques et connaissances de la thématique à aborder. Une journée de rencontre, organisée en septembre 2022 au collège Evariste Galois à Sarcelle, a permis de rassembler quinze participants, allant de l’élève de 4ème au scénariste de BD et audiovisuel, du CPE au médiateur scientifique, ou encore de la chargée de médiation numérique à l’assistante sociale.

Munis de notre matériel habituel, post-its, grands canevas, crayons de toutes les couleurs, thé, café, bonbons…, nous étions fins prêts pour passer au travail tout en s’amusant.

En première partie de journée, nous avons tenté de répondre aux questions,

  • Thème : si je vous dis cyberharcèlement, vous pensez à quoi ?
  • Public : qu’est-ce qui intéresse ou caractérise le public adolescent ?
  • Dispositif multimédia : quels outils ou formats plaisent à notre public cible?

Ce brainstorming collectif nous a apporté son lot de surprises, moments d’échanges et grandes idées et a permis à l’ensemble des participants d’enrichir son champ lexical.

En regroupant ensuite l’ensemble des suggestions par catégories sémantiques (sous forme de grosses patates), des mots clés ont émergé. Juridique, secret, psychologie, souffrance, image, pop culture… autant d’éléments à intégrer dans les dispositifs à imaginer.

Puis en seconde partie de journée, une fois ce travail de cadrage réalisé, les participants, séparés en trois groupes, ont pu se pencher sur leurs propres idées de dispositifs.

Les meilleures idées ont été identifiées et assemblées dans un projet final : la création d’un jeu vidéo en ligne allait voir le jour. Le joueur y incarnera un personnage qui doit mener l’enquête sur une situation de cyberharcèlement. Et, tout au long du jeu, il devra effectuer des choix qui influenceront le dénouement de l’histoire.

Mais par où commencer pour construire ce jeu ?!

Un sujet sensible, qui nécessite objectivité

Travailler sur le cyberharcèlement était un challenge intéressant à relever.

Premier point : comprendre les rouages de ces situations. Qui sont les victimes et pourquoi ? Qui sont les harceleurs, pourquoi et comment opèrent-ils ?

Il convient également de bien comprendre les définitions juridiques du cyberharcèlement, les lois et peines qui interviennent dans les situations où une action en justice est sollicitée. Et cette partie n’a pas été la plus simple, car les lois sur le sujet ne cessent d’évoluer.

Après un travail de veille, ou disons plutôt, une immersion dans cet univers sombre et malsain, il était temps d’imaginer chaque scénario, et ce en visant le réalisme. Et surtout, adapté à la vision d’adolescents. Car nous avons vite tendance à y mettre notre vision d’adulte.

Conception des scénarios à choix multiples “dont vous êtes le héros”

Notre mission : concevoir quelque chose d’amusant et surtout d’impactant, tout en créant des situations marquantes afin de libérer la parole, lancer des débats et exposer le joueur à des solutions réelles.

Les scénarios dépeints dans le jeu placent le joueur en position de témoin et non en victime directe du cyberharcèlement. Cela implique qu’un certain nombre d’éléments sont à prendre en compte :

  • Le jeu est un dispositif de sensibilisation. Il doit proposer des solutions et non pas inspirer les harceleurs.
  • Les situations de cyberharcèlement se déroulent sur plusieurs mois. Des ellipses sont intégrées dans les scénarios pour représenter le temps qui passe.
  • Il est tentant pour le joueur de dénouer la situation de lui-même ; cependant, le jeu a pour but de lui montrer les outils existants en faisant appels à des procédures pénales et juridiques. Bref, on ne se fait pas justice tout seul !
  • Pour augmenter l’implication du joueur dans la partie, il sera confronté à des choix parfois difficiles. L’issue de chaque scénario dépendra des choix effectués, permettant de jouer à plusieurs reprises.
  • Le jeu aborde plusieurs thématiques, qui montrent la diversité des cas de cyberharcèlement. Ces thématiques sont abordés à travers trois scénarios, imaginés comme des histoires plausibles.

Trois scénarios pour trois thématiques

Pour les trois scénarios, il a donc fallu trouver des thèmes différents afin d’essayer de couvrir toutes les situations de cyberharcèlement. Effectuer de la veille, se plonger dans le sujet pour être au plus près de la réalité, et se mettre en immersion… cela se rapproche plus d’un bain d’eau glacé ou d’une balade en short/débardeur dans des ronciers.

En effet, les causes du cyberharcèlement sont propres à chaque situation, à chaque individu, victime ou harceleur. Pour chacun des scénarios, il était donc nécessaire de trouver une association claire « lieu et mécanisme de harcèlement » pour éviter de s’éparpiller. Bien sûr, toutes les histoires ont un point commun plutôt évident : un harcèlement qui prend de l’ampleur dès lors qu’il est perpétré sur internet.

Le [scénario n°1] se déroule dans l’établissement scolaire du joueur. Il apprend que l’un de ses camarades et ami change brutalement d’établissement. Le joueur va devoir mener l’enquête afin de comprendre les raisons de son départ. Il découvrira plus tard qu’il est lié à une situation de bizutage. Les questions d’intimidation et d’humiliation seront abordées ainsi que la notion de « point de non-retour » franchi lorsque l’affaire se retrouve sur internet.

Le [scénario n°2] prend place dans un cadre extra-scolaire. Un coéquipier de l’équipe de handball et ami ne semble pas dans son assiette. Il semble même s’enfoncer de plus en plus dans un mal-être persistant au fil des entraînements. Ici, il s’agira de traiter le cas des rumeurs. Un exercice complexe car l’enquête et l’intérêt du joueur ne doivent pas s’orienter vers « est-ce que les rumeurs sont vraies ? » mais plutôt de connaître le point de départ et les mécanismes de la rumeur et les dégâts qu’elle cause.

Le [scénario n°3] se déroule dans le cadre familial. Une cousine de l’âge du joueur semble constamment tracassée en regardant son portable. En creusant, le joueur découvre que sa cousine est piégée dans une tornade de haine et de diffamation sur internet suite à des histoires de cœur.

Dans toutes ces histoires, le fil conducteur pour le joueur sera d’identifier le point de départ de l’affaire, de déterminer si cela entre dans la définition de cyberharcèlement et d’orienter son proche vers des solutions : médiateur au sein du collège, numéros d’écoute, police/gendarmerie, etc…

Comme vous l’avez sûrement remarqué, diversifier les lieux et cadres dans lesquels évoluent les personnages était primordial. Il s’agit de montrer que le cyberharcèlement peut toucher tout le monde, et surtout n’importe quand. Le cyberharcèlement poursuit les victimes dans la sphère privée même si elles arrivent tant bien que mal à le cacher.

La question des choix

Chaque scénario, mettant en scène un type de cyberharcèlement, contient plusieurs moments où le joueur doit faire un choix.

En général, chaque choix a trois possibilités de décision : la bonne décision, la décision qui n’influence pas le déroulé et la décision qui pénalise le joueur dans son enquête mais sans le mettre en situation d’échec. Le but étant, quelque soit l’issue du jeu, de donner au joueur les clés nécessaires à la résolution de l’enquête. Autrement dit, le diriger vers un référent compétent !

Victime, harceleur et témoins : les trois protagonistes du cyberharcèlement. Attardons-nous sur ces derniers car l’un des objectifs du jeu est aussi de faire comprendre au joueur que la limite entre témoin et harceleur peut être infime. Le joueur est donc toujours en position de témoin. Libre à lui ensuite de faire la succession de choix qui lui semblent justes. Ainsi, durant le jeu, le joueur est confronté à plusieurs situations de harcèlement, et certains choix lui paraissent évidents. Cependant, dans la réalité, les choses peuvent être bien différentes ! Les témoins de harcèlement ou de cyberharcèlement peuvent faire le choix de ne pas intervenir. Ils participent donc, sans en avoir conscience, à la souffrance de la victime. Pour autant, dans le [scénario n°1], rappelez-vous, il est question de la vidéo du bizutage subi par un des camarades du joueur. Le joueur a le choix de signaler la vidéo, de ne rien faire ou de partager la vidéo pour la dénoncer. Dans cet exemple, le parti a été pris de dire que la première option était la bonne, et que, ne rien faire était mieux que de participer à la diffusion de la vidéo, même pour la dénoncer.

À travers les différents choix, notre objectif était de faire prendre conscience au joueur de l’existence de ce phénomène et de les armer pour y faire face. Notre volonté était aussi de sensibiliser le corps enseignant et l’entourage proche à cette « invisibilité » du cyberharcèlement qui poursuit les victimes sur les réseaux sociaux et donc aussi dans leur sphère privée.

Chaque scénario étant unique, la proportion entre les choix d’initier une action et les choix d’engager le dialogue fluctue en fonction de l’histoire.

Parmi les choix de chacun des scénarios, le joueur peut choisir la possibilité de faire justice lui-même. L’idée est de faire prendre conscience au joueur que ce n’est pas le bon choix et de l’amener vers des choix plus raisonnés. Dans le [scénario n°1] par exemple, le joueur est témoin du malmenage d’un camarade par d’autres élèves. Il a le choix d’aller voir un adulte, de ne rien faire ou d’intervenir de lui-même. Dans cette situation, en proposant au joueur de se référer à un adulte, il est mis sur la bonne piste. Plus tard dans le jeu, le joueur assistera à une séance de sensibilisation sur le cyberharcèlement où les éléments nécessaires pour agir lui seront exposés (numéro d’urgence, à quel adulte s’adresser au collège…). Il apprendra également que dans une affaire de cyberharcèlement il vaut mieux récolter autant de preuves que possible pour constituer un dossier (captures d’écrans, photos, vidéos…) qui pourra être remis à la gendarmerie dans les cas les plus graves. Cette dernière option est explorée dans le [scénario n°3], où les faits vont si loin que le joueur a la possibilité, lors de son enquête, de rassembler des éléments pour aider sa cousine à briser le silence et mener l’affaire en justice.

Il est aussi important de noter que la conclusion du jeu dépend des choix successifs qui ont été faits pendant l’enquête. Dans le [scénario n°2], le jeu peut s’arrêter plus tôt si le joueur prend les mauvaises décisions et il ne parviendra pas à aider son ami. Cependant, quoi qu’il arrive, le joueur disposera des informations nécessaires à la marche à suivre s’il est témoin ou victime de cyberharcèlement.